Main basse sur les terres agricoles
Main basse sur les terres agricoles
en pleine crise alimentaire et financière
La synergie actuelle entre la crise alimentaire et la crise financière a déclenché un nouvel « accaparement des terres » au niveau mondial. D’un côté, des gouvernements préoccupés par l’insécurité alimentaire qui recourent à des importations pour nourrir leurs populations s'emparent de vastes territoires agricoles à l’étranger pour assurer leur propre production alimentaire offshore. De l’autre, des sociétés agro-alimentaires et des investisseurs privés, affamés de profits dans un contexte d’aggravation de la crise financière, voient dans les investissements dans des terres agricoles à l’étranger une source de revenus importante et nouvelle. De ce fait, des terres agricoles fertiles sont de plus en plus privatisées et concentrées. Si elle devait rester incontrôlée, cette main basse sur les terres à l’échelle planétaire pourrait sonner le glas des petites exploitations agricoles et des moyens de subsistance ruraux dans bien des régions du monde.
Introduction
L'accaparement des terres existe depuis des siècles. Il suffit de penser à la « découverte » de l'Amérique par Christophe Colomb et à l'expulsion brutale des communautés indigènes qui en a découlé, ou aux colons blancs qui se sont emparés des territoires occupés par les Maoris en Nouvelle Zélande ou les Zoulous en Afrique du Sud. C'est un processus violent qui reste tout à fait d'actualité, par exemple en Chine ou au Pérou. Il n'y a guère de jour sans que la presse se fasse l'écho de luttes pour la terre, lorsque des compagnies minières comme Barrick Gold envahissent les hauts plateaux d'Amérique du Sud ou lorsque des sociétés agro-alimentaires comme Dole ou San Miguel spolient des agriculteurs philippins de leurs droits fonciers. Dans de nombreux pays, des investisseurs privés acquièrent d'immenses surfaces destinées à être gérées comme des parcs naturels ou des zones de conservation. Et où que l'on regarde, on découvre que la nouvelle industrie des biocarburants, promue comme réponse au changement climatique, semble se fonder sur l'expulsion des populations de leurs terres.
Pourtant, en ce moment, il se passe quelque chose de plus particulier. La synergie des deux grandes crises mondiales qui se sont déclenchées au cours des 15 derniers mois (la crise alimentaire mondiale et plus largement la crise financière dont la crise alimentaire a fait partie ont donné naissance à une tendance préoccupante consistant à acheter des terres pour externaliser la production alimentaire. Il existe deux stratégies parallèles qui animent deux types d'accapareurs de terres. Pourtant, si leur point de départ est peut-être différent, leurs voies finissent par converger.
Ceux qui recherchent la sécurité alimentaire
La plupart des gens ont entendu parler de l'accaparement des terres par rapport à la sécurité alimentaire, les journaux ayant rapporté que l'Arabie saoudite et la Chine sont en train d'acheter des terres agricoles dans le monde entier, que ce soit en Somalie ou au Kazakhstan. Mais beaucoup d'autres pays sont impliqués. Une analyse plus fine révèle une liste impressionnante des accapareurs de terres motivés par la sécurité alimentaire : la Chine, l'Inde, le Japon, la Malaisie et la Corée du Sud en Asie ; l'Égypte et la Libye en Afrique ; et le Bahreïn, la Jordanie, le Koweït, le Qatar, l'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis au Moyen-Orient. On trouvera en annexe une description détaillée de ceux qui cherchent des terres et où, pour quel motif et pour combien d'argent.
Lorsque la crise alimentaire a explosé, et que les livraisons de riz asiatiques ont été interrompues, les dirigeants du Golfe ont fait de rapides calculs et sont parvenus à des conclusions sans appel. Les Saoudiens ont décidé que, étant donné les pénuries d'eau imminentes, il serait judicieux d'arrêter d'ici 2016 de produire du blé, qui constitue la base de leur alimentation, et de le cultiver ailleurs et de le transporter, pourvu que la totalité du processus soit clairement sous leur contrôle. Les Émirats arabes unis, dont 80 % de la population est composée de travailleurs immigrés asiatiques qui consomment pour la plupart du riz, ont été pris de panique. Sous l'égide du Conseil de coopération du Golfe (CCG), ils se sont regroupés avec Bahreïn et les autres pays du Golfe pour élaborer une stratégie collective d'externalisation de leur production alimentaire. Leur idée est de conclure des accords, particulièrement dans les pays frères islamiques, auxquels ils fourniront des capitaux et des contrats pétroliers en échange de garanties pour que leurs grandes entreprises puissent avoir accès à des terres agricoles et réexporter la production chez eux. Les États les plus visés sont, de loin, le Soudan et le Pakistan, suivis par un certain nombre de pays en Asie du Sud-Est (Birmanie, Cambodge, Indonésie, Laos, Philippines, Thaïlande et Vietnam), la Turquie, le Kazakhstan, l'Ouganda, l'Ukraine, la Géorgie, le Brésil... et la liste n'est pas close.
Cela peut faire penser à un gigantesque jeu de Monopoly, avec des diplomates et des investisseurs qui passent d'un pays à l'autre, à la recherche de nouvelles terres agricoles bien à eux. Mais, à la vérité, les gouvernements africains et asiatiques qui ont été approchés pour leurs terres agricoles acceptent volontiers les propositions. Après tout, pour eux cela signifie de l'argent frais qui arrive de l'étranger pour construire des infrastructures rurales, moderniser des installations d'entreposage et de transport, réunir des exploitations agricoles et industrialiser des activités. Ces accords comportent également des promesses de quantités de programmes de recherche et d'amélioration génétique. En fait, le slogan « investir dans l'agriculture » est tellement devenu le cri de ralliement de pratiquement toutes les autorités et experts chargés de résoudre la crise alimentaire mondiale que cette explosion de l'accaparement des terres, peut-être involontaire, s'inscrit bien dans ce contexte. Il doit être parfaitement clair, néanmoins, que derrière les discours vantant les accords gagnant-gagnant, le véritable but de ces contrats n'est pas un développement agricole et encore moins un développement rural, mais seulement un développement agro-industriel. C'est probablement seulement lorsque ce point est compris qu'il est possible de saisir le sens des contradictions sous-jacentes à cette dynamique d'accaparement des terres.
Un nouveau pôle d'attraction pour les investisseurs privés
Si les gouvernements développent peut-être des stratégies axées sur la sécurité alimentaire, le secteur privé a un objectif très différent : faire de l'argent. La synergie qui s'est développée entre la crise alimentaire et la crise financière plus générale a transformé le contrôle des terres en un nouveau pôle d'attraction pour les investisseurs privés. Nous ne parlons pas des activités internationales classiques du secteur agro-alimentaire, dans lesquelles Cargill pourrait investir dans une usine de broyage de fèves de soja au Mato Grosso brésilien. Il est ici question d'un intérêt nouveau pour le contrôle des terres agricoles elles-mêmes. Il existe deux acteurs principaux dans ce contexte : l'industrie alimentaire et, surtout, le secteur financier.
Dans les milieux de l'industrie alimentaire, les sociétés de commercialisation et de transformation japonaises et arabes sont peut-être celles qui sont actuellement le plus impliquées dans des acquisitions d'exploitations agricoles à l'étranger. Pour les entreprises japonaises, cette stratégie est ancrée dans leur croissance interne (voir Encadré 2). Pour ce qui est des entreprises du Moyen-Orient, elles surfent sur les opportunités offertes par leurs gouvernements qui ouvrent des portes au nom du paradigme de la sécurité alimentaire.
Le secteur financier, actuellement en difficulté, est celui qui se taille la part du lion. Pour beaucoup des gens au pouvoir, la crise alimentaire mondiale met à nu un problème global : de quelque côté qu'on se tourne, le changement climatique, la destruction des sols, la perte des ressources en eau et la stagnation des rendements des monocultures sont autant d'immenses menaces qui pèsent sur les ressources alimentaires futures de notre planète. Ceci se traduit par des prévisions de marchés tendus, de prix élevés et de pressions pour obtenir plus des terres agricoles. Dans le même temps, le secteur financier, qui a parié des sommes folles sur l'argent de la dette et a perdu, cherche maintenant des zones protégées. Tous ces facteurs font des terres agricoles un nouveau terrain de jeu formidable pour faire des profits. Il faut bien produire de la nourriture, les prix vont rester élevés, des terres bon marché sont disponibles, l'investissement sera rentable : voilà la formule. Le résultat ? Pendant toute l'année 2008, une armée de sociétés d'investissement, de fonds de capital-investissement, de fonds spéculatifs et d'autres du même type se sont emparés de terres agricoles dans le monde entier, avec l'aide précieuse d'agences comme la Banque mondiale, sa Société financière internationale ou la Banque européenne pour la reconstruction et le développement, qui toutes préparent la voie à ces investissements et « persuadent » les gouvernements de changer les lois foncières pour permettre la réussite de ce processus. De ce fait, les prix des terres commencent à monter, ce qui incite à agir encore plus vite.
Qu'est ce que tout cela signifie ?
Ce boom de l'accaparement des terres montre au moins une chose : que les gouvernements ont perdu la foi dans le marché. Cette foi a déjà été ébranlée par la crise alimentaire mondiale, quand des pays ont brusquement été plongés dans une situation de pénurie artificielle induite par la spéculation plutôt que par loi de l'offre et de la demande. Les États du Golfe, entre autres accapareurs de terres, sont tout à fait lucides sur leurs intentions de garantir la sécurité de leur approvisionnement alimentaire par une propriété ou un contrôle direct de terres agricoles à l'étranger, et (b) d'exclure autant que possible les négociants et les autres intermédiaires pour réduire de 20 à 25 % la facture de leurs importations de denrées alimentaires. D'ailleurs, ils ont dû se rendre dans des capitales comme Islamabad et Bangkok et demander à ces gouvernements de lever leurs interdictions sur les exportations de riz, seulement pour leurs fermes. Tout ceci traduit de façon éclatante un mépris profond pour l'ouverture des marchés et le libre échange tant vantés par les conseillers occidentaux au cours des quatre dernières décennies.
Un autre problème fondamental est que les travailleurs, les agriculteurs et les communautés locales vont inévitablement perdre l'accès aux terres pour une production locale de produits alimentaires. C'est le fondement même sur lequel doit reposer la souveraineté alimentaire qui est tout simplement bradé. Les gouvernements, les investisseurs et les agences de développement qui sont impliqués dans ces projets feront valoir que des emplois seront créés et qu'il restera une partie des denrées alimentaires dans le pays de production. Mais cela ne remplace pas les terres et la possibilité pour les populations de travailler et d'utiliser les terres pour subvenir à leurs besoins. En fait, ce qui devrait être évident, c'est que le problème réel lié au phénomène actuel d'accaparement des terres ne tient pas seulement à la question de donner à des étrangers le contrôle sur des terres agricoles nationales. C'est la restructuration. Parce que ces terres, actuellement des petites exploitations ou des forêts, selon les cas, se transformeront en grandes propriétés agricoles reliées à de grands marchés lointains. Les agriculteurs ne redeviendront plus jamais de vrais fermiers, avec ou sans travail. Ce sera probablement la conséquence la plus importante.
Finalement, la question la plus évidente de toutes est celle-ci: qu'est-ce qui se passe à long terme quand vous accordez le contrôle des terres agricoles de votre pays à des pays et des investisseurs étrangers ?
Extrait tiré du site www.grain.org
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